dimanche 21 février 2021

Céline enluminé par Éric Mazet dans Magazine Littéraire 505 de février 2011

Céline enluminé par Éric Mazet

Magazine Littéraire n° 505 février 2011 repris dans Lire Les Collections n°9 en 2021

Amateur de peinture, ami de peintres, l’écrivain souhaite voir, dès ses débuts, ses textes illustrés. De nombreux artistes s’y essaieront avant et après sa mort, dans des cadres très divers.

En 1942, aux côtés de son ami, le peintre Gen Paul, qui illustra Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit: « J’avoue que Gen Paul avec ses cartons me fait grand plaisir.[…] Je m’y retrouve tout immonde et sans dégoût. »

Auprès de ses amis peintres, Céline a toujours proclamé qu’il n’y connaissait rien en peinture. Pourtant, la pianiste Lucienne Delforge se souvenait de ses commentaires pertinents lors d’une exposition d’œuvres flamandes. Modestie devant une autre expression que la sienne ? Certainement pas ignorance. Louis Destouches eut pour témoin à son premier mariage, à Londres, Edouard Benedictus (1878-1930), professeur aux Arts décoratifs. La deuxième femme de l’écrivain, Édith Follet (1899-1990), illustra des œuvres classiques. Elle enrichit aussi, vers 1924, L’Histoire du petit Mouck, conte que Céline avait imaginé pour sa fille, Colette (1). En 1932, auprès de journalistes, Céline cite, parmi ses maîtres en délire, Bosch, Bruegel, Goya et Le Greco. En 1937, dans Bagatelles pour un massacre, il dit son admiration pour trois peintres, Vlaminck, Gen Paul et Henri Mahé. Dès la publication de Voyage au bout de la nuit, Céline demande à Robert Denoël de préparer une édition de luxe avec des illustrations. 

Illustration d’Éliane Bonabel pour La Naissance d’une fée (1936),
l’un des ballets écrits par Céline

Mais le premier illustrateur de Voyage fut, à la demande de Céline, une jeune fille de 12 ans. Fille adoptive d’un vieil ami de Clichy, Éliane Bonabel (1920-2000), que la lecture du roman n’avait pas choquée, réalisait pour son médecin une vingtaine de planches, nalves et réalistes, qui annonçaient un certain talent (2). Par crainte d’un scandale, Denoël refusa ce travail. Éliane Bonabel illustrera plus tard de treize dessins à la plume Ballets sans musique, sans personne, sans rien (3). Mais ses illustrations de Scandale aux abysses et de La Naissance d’une fée, réalisées du vivant de Céline, attendent encore un éditeur.
Céline se tourne alors pour son édition de luxe vers un ami. Henri Mahé (1907-1975), à 20 ans, avait déjà illustré un roman d’André Doderet, grand ami de Giraudoux. Breton maniant l’argot de la Mouff’, lancé comme peintre dans le grand monde, il brossait en 1930 des fresques dans une maison close. 

Molly et Bardamu, dans le Voyage, vus par Henri Mahé en 1933

Alors que le peintre réalise des peintures au cinéma Rex, Céline le pousse à illustrer son roman: «Si tu pouvais faire dans le sinistre, il y a l’édition de luxe du Voyage qui reste à prendre.» Mahé travailla sur une douzaine de planches. Trop sinistres, elles n’eurent pas l’heur de plaire à Denoël qui aurait préféré un artiste célèbre comme Dunoyer de Segonzac. Le travail n’aura pas de suite. En 1949, Céline recommandera encore Mahé auprès d’un mécène, Paul Marteau, comme un « admirable ami et admirable peintre », « français, breton et parisien ». Henri Mahé tirera une lithographie - «New York, ville debout» pour L’Herne en 1963, mais ses illustrations de Voyage sont restées inédites. 

Trésor unique

Deux autres artistes, en 1933, sont fascinés par l’ouvrage, mais leur travail n’a porté que sur un seul exemplaire. Victorin Truchet, de la mouvance «populiste», orne quarante pages au crayon gras sur un alfa de Voyage, pour une amie d’enfance de Louis Destouches (4). Connu pour avoir illustré Les Fleurs du mal, Carlo Farneti (1892-1961) dessine cent-cinq figures en marge dans un exemplaire destiné à René Arnold, patron du docteur Destouches aux laboratoires Cantin. On peut imaginer les collectionneurs jaloux de leur trésor unique. 

« Si tu pouvais faire dans le sinistre, il y a l’édition de luxe du Voyage qui reste à prendre. » Céline au peintre Henri Mahé

C’est dans une publication populaire, chez Ferenczi, en 1934, que paraît une édition illustrée du Voyage, tirée à 40 000 exemplaires. Issu des Arts décoratifs de Paris, Clément Serveau (1886-1972) a choisi la taille douce pour accompagner le texte avec douze bois gravés. S’attachant plus à la symbolique du texte qu’à son génie comique, ses images sont assez statiques, mais d’un bel effet sombre et profond. On ne connaît pas la réaction de Céline, qui rêvait d’une édition de luxe. En 1934, Céline rencontre une des grandes figures de Montmartre. Enfant de la Butte, mutilé de 1914, argotier à la Bruant, Gen Paul s’inspirait du flamenco pour faire vibrer sa peinture. Le projet de faire illustrer Voyage par Gen Paul est annoncé en 1935, mais Denoël ne trouve pas assez de souscripteurs. En 1937, Céline rédige un texte à la louange de son ami pour dire que sa peinture était «fluide et mouvante» - comme une danseuse -, et « non massive ou criarde » comme la peinture moderne. Dans le travail nerveux et rapide de Gen Paul, l’écrivain retrouvait son propre génie lyrique et moqueur, qui caractérisait à ses yeux l’art « celte et français ». En 1942, sur le papier gris des éditions de l’Occupation (mais il y eut des exemplaires sur grand papier), paraissent chez Denoël Voyage au bout de la nuit avec quinze dessins et Mort à crédit avec seize dessins, réalisés à la plume et rehaussés à l’encre de chine. Dans une préface restée longtemps inédite, Céline écrivait: « J’avoue que Gen Paul avec ses cartons me fait grand plaisir. [ ... ] Je m’y retrouve tout immonde et sans dégoût. » Dans les courbes et le staccato du peintre, le lecteur ressent la dynamique de la musique célinienne. 

Projet pour illustrer Voyage au bout de la nuit par Roger Wild

Du vivant de l’auteur, ses deux œuvres maîtresses ne connaîtront pas d’autres illustrations. Une fantaisie, Scandale aux abysses, rédigée en 1943, est proposée à quatre artistes. D’abord Henri Mahé, qui présente une couverture à Denoël, sans succès, puis Éliane Bonabel, qui fournit un travail important, encore inédit. 
Pressenti par Denoël, Roger Wild (1894-1987), « montparno» connu pour ses portraits de célébrités, réalise dix-sept eaux-fortes, mises à la composition en 1944, mais qui restèrent sur le marbre à la libération. On ne connaît que quelques planches de ce travail, décevant pour Céline, qui jugeait les arabesques d’un style trop précieux. Scandale aux abysses ne sera publié qu’en 1950, illustré par son éditeur, Pierre Monnier (1911-2006), sous le nom de Pierre-Marie Renet, aux éditions Frédéric Chambriand. Dessinateur humoristique, Monnier réalise quarante et un dessins à la plume, avec quelques planches en couleurs. Céline apprécia leur fraîcheur naïve et fit envoyer l’ouvrage à tous ses amis. Mais Scandale mit trente ans avant d’être épuisé.

Dubuffet éconduit

De retour en France, repris par Gallimard, Céline espéra voir ses œuvres illustrées de nouveau. Dubuffet (1901-1985) le vénérait, possédait tous ses livres et lui servait de chauffeur. Mais Céline, lui, ne voyait en Dubuffet que « le grand libérateur des opprimés de l’école maternelle ». 


Une toile de Dubuffet, intitulée Mur avec passant, servira pourtant en 1972 de couverture à l’édition en Folio de Voyage


En 1952, Bernard Buffet, tenté d’illustrer Voyage, rend visite au maudit, mais le projet n’a pas de suite. En 1954, Céline avance le nom d’Utrillo à Gallimard pour illustrer Voyage et voit Gus Bofa tout indiqué pour Normance, mais l’éditeur ne juge pas l’opération rentable. Le succès du livre de poche l’emporte dans les projets éditoriaux. Du vivant de l’écrivain, entre 1956 et 1961, Lucien Fontanarosa compose, sans les signer, les couvertures de Voyage, de Mort à crédit et de D’un château l’autre pour l’édition en poche.

Céline mort, et son œuvre redécouverte, des éditions d’art se risquent à le publier dans des collections illustrées, et font appel à de jeunes artistes. Claude Bogratchew (1936), qui avait travaillé sur Poe, est engagé par les éditions Balland pour illustrer cinq volumes publiés entre 1966 et 1969, rassemblant les œuvres complètes de Céline à l’exception des pamphlets. L’artiste composa soixante-dix-neuf illustrations à raison de seize planches par volume, dont la facture expressionniste privilégiait l’aspect sinistre ou délirant de l’œuvre. Entre 1978 et 1980, les éditions des Heures claires reprennent seulement Voyage au bout de la nuit et choisissent Marc Dautry (1930-2008), graveur vivant à Montauban, pour exécuter soixante-trois illustrations, soit vingt et une lithographies en couleurs pour chacun des trois tomes, tirées sur sa propre presse. La facture est réaliste et classique, d’une technique assurée, mais laisse peu de place à l’imagination du lecteur.



La Médecine chez Ford, illustration de Claude Bogratchew 
pour Voyage au bout de la nuit

Raymond Moretti (1931-2005), qui a réalisé les couvertures du Magazine Littéraire après 1977, est engagé par les éditions du Club de l’Honnête Homme pour illustrer en hors-texte et en couleurs les neuf tomes des œuvres complètes publiées entre 1981 et 1983. Chaque tome comporte huit lithographies aux couleurs riches et aux motifs énergiques, pour une publication plus populaire que bibliophilique. Dans une tout autre économie, la librairie Nicaise confia en 1987 au sculpteur Thomas Gosebruch (1951) l’exécution de douze gravures sur cuivre pour illustrer une Version initiale du premier chapitre de Voyage au bout de la nuit - illustrations de qualité qui étaient réservées, par un tirage restreint, aux bibliophiles et aux chercheurs.

Cela fit l’effet d’une bombe en 1988 chez les jeunes céliniens, quand les éditions Futuropolis, associées à Gallimard, annoncèrent que Jacques Tardi (1946), ancien dessinateur au journal Pilote, passionné par la guerre de 1914-1918, allait illustrer Voyage au bout de la nuit (1988), Casse-pipe (1989) et Mort à crédit (1991). Céline allait pénétrer dans les bibliothèques des lycées. La réussite commerciale fut totale. Tardi s’était livré à un travail colossal de documentation et de mise en pages in et hors-texte. Sa maîtrise du noir et blanc, son dessin expressif, son jeu subtil des contrastes et des dégradés, entraînèrent les louanges de toute la critique. D’aucuns lui reprochèrent sa lecture pessimiste et réaliste aux dépens de la drôlerie et du lyrisme, mais Tardi est devenu l’illustrateur «officiel» des rééditions de Céline en livre de poche, et il semble que la réussite de ses illustrations ait depuis découragé de nouveaux éditeurs ou artistes. La relève est à prendre.                                        Éric Mazet

(1) Histoire du petit Mouck, L.-F. Céline, éd. du Rocher, 1997.
(2) Illustrations pour Voyage au bout de la nuit, Eliane Bonabel, éd. de La Pince à linge, 1998.
(3) Ballets sans musique, sans personne, sans rien, L.-F. Céline, éd. Gallimard, 1959.
(4) Une seule illustration a pu être reproduite dans L’Année Céline 1991.

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